Comment, en général, la connaissance procède-t-elle ? Comment progresse-t-elle ? Plus particulièrement, quelles sont les conditions effectives de la pratique et du devenir des mathématiques ? Comment peut-on penser l’unité 1) de la nécessité interne de l’engendrement des objets mathématiques et 2) des ruptures qui scandent l’histoire des mathématiques ? Quel est dès lors le statut de la nécessité mathématique ? Quels sont ses rapports à la nécessité naturelle et à la contingence historique ? Tels sont les problèmes au cœur de la philosophie du concept de Jean Cavaillès, dont cet ouvrage dessine les linéaments et dont il dresse les sources mathématiques (Dedekind, Cantor, Hilbert, Brouwer), logiques (Frege, Russell, Carnap, Gödel, Tarski) et philosophiques (Spinoza, Kant, Hegel, Bolzano, Husserl, Brunschvicg). Après un premier chapitre biographique d’introduction, l’auteure montre l’unité profonde de l’éthique, de la mathématique et de la philosophie dans la vie et l’œuvre de Cavaillès (chapitre II), puis expose sa conception de la philosophie (chapitre III). En effet, qu’est-ce que la philosophie selon Cavaillès ? C’est une activité de compréhension effectuée par la raison (équivalente au begreifen allemand). Cette compréhension ne s’exprime ni par des descriptions (rejet de la phénoménologie) ni par des récits (rejet de l’herméneutique), mais par des constructions de connaissances rationnelles (compréhension théorique) et des opérations actives (compréhension effective). Comprendre au sens de Cavaillès, c’est comme l’écrit l’auteur « hasarder certainement », c’est-à-dire penser (dégager l’ordre des raisons) et agir (c’est-à-dire faire un pari raisonné et raisonnable dont on ne peut pas prévoir les conséquences ultimes) au sein d’un même continuum. Dès lors, H. Sinaceur expose la théorie de la raison de Cavaillès (chapitre IV), qui se révèle être un opérationnalisme (pas au sens de P. W. Bridgman ; cf. Hasok Chang, ‘Operationalism’, in Stanford Encyclopedia of Philosophy, July 2009). Car le rationnel n’est pas entièrement réductible au logique : il implique aussi une dimension active et procédurale. Dans l’activité mathématique, le rationnel est en effet une mise en œuvre de relations, de fonctions, d’opérations, de combinaisons, au sein d’une dialectique objective, qui est celle du concept. La thèse sous-jacente à la théorie de Cavaillès peut alors se formuler ainsi : la connaissance mathématique est une expérience, et l’expérience véritable est une connaissance. Autrement dit, la connaissance mathématique est un type d’individuation. Cette individuation est conditionnée par une exigence, qui est l’expression d’une nécessité inhérente à une situation (problème) qui appelle une action (résolution). L’action effectuée est ce qui transforme l’exigence en nécessité par la production d’une démonstration, qui permet – dans le cas des mathématiques – l’adjonction d’un résultat nouveau (théorème) à des résultats anciens (savoirs théoriques sédimentés et historiquement stabilisés). Cette individuation opère dans des signes, qui constituent la matière mathématique. Cette matière faite de signes, à la fois abstraite et effective, est la réalité objective au fondement de l’intuition symbolique donatrice de l’expérience mathématique en tant que telle. Cela conduit Cavaillès à formuler une critique radicale : 1) des logiques transcendantales kantienne et husserlienne, plus particulièrement du statut constituant de la conscience dans la phénoménologie de Husserl (chapitre V) ; 2) de l’idéalisme historique de Hegel et Brunschvicg (chapitre VI). À l’histoire-récit (Historie), il substitue ainsi ce que Lucien Febvre appellera une « histoire-problème » (voir Lucien Febvre, « Sur une forme d’histoire qui n’est pas la nôtre », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 3e année, n° 1, janvier-mars 1948, p. 21-24 ; repris dans Combats pour l’Histoire, Paris, Armand Colin, 1952-1953). Le chapitre VII expose la philosophie des mathématiques de Cavaillès en tant que telle, soit sa conception des objets mathématiques : objets de pensée (concepts) corrélatifs à des opérations qui ne dépendent pas de l’initiative d’un sujet, mais de l’objectivité de situations problématiques. Cela conduit l’auteure à exposer la philosophie du concept de Cavaillès, soit la pensée du versant objectif de l’activité mathématique concrète (chapitre VIII). Un dernier chapitre étudie l’impact de cette philosophie dans la philosophie française du XXe siècle. – Abréviations, p. 15-16 ; Conclusion, p. 215-221 ; Bibliographie, p. 223-234 ; Glossaire, p. 235-252 ; Index nominum, p. 253-256 ; Index rerum, p. 257-268 ; Table des matières, p. 269-270.
F. F.