Le vaste essai de Pierre-Frédéric Daled (désormais PFD) couvre
une multiplicité de livres sans sacrifier sa cohérence interne. Primo,
il contient le récit de la genèse de la pensée de Canguilhem dans son temps
jusqu’à sa thèse de doctorat de médecine en 1943. Pour rendre compte de cette
genèse, PFD s’appuie sur un énorme travail d’archives. Ce travail relève,
premièrement, d’un formidable effort de datation afin de préciser la
chronologie des sources de la thèse de 1943. Ceci permet de tracer avec finesse
la genèse des notions-clés de la thèse à travers les premières années
d’enseignement de Canguilhem. Ainsi, en témoignent les variations conceptuelles
des notions telles que « valeur », « besoin » et
« polarité » entre la période 1932-1941 ; la première référence
à Goldstein en 1940 (PFD corrige la position de C. Limoges selon laquelle la
référence la plus ancienne à Goldstein de la part de Canguilhem date de 1941) ;
et l’importance croissante de la notion de « normativité » dans son
cours de l’année 1942-1943. Également, grâce à ce travail d’archives, PFD
montre une série de notes manuscrites, postérieurement supprimées dans la
version publiée de la thèse de 1943, qui témoignent de la complexité de la
problématique de l’anomalie, à la fois fait objectif et valeur subjective. Le
but étant non pas de penser Canguilhem contre lui-même, en essayant de montrer
de possibles incohérences, mais de comprendre la puissance de pensée de
Canguilhem à travers des « rééquilibrages » qu’il opère dans sa thèse
de médecine en 1943 au vu du statut problématique de l’anomalie. Secundo,
cet essai de PFD n’est pas seulement une biographie intellectuelle de
Canguilhem. Dans cet essai, PFD introduit des hypothèses centrales de travail
pour réaliser une analyse conceptuelle afin de comprendre la place et le statut
particulier du concept d’anomalie dans la thèse de 1943. PFD propose deux solutions
conceptuelles ou méthodes pour clarifier les variations de Canguilhem quant à
l’anomalie. Premièrement, de manière générale, PFD caractérise la méthode de
Canguilhem d’«oscillante»: sa pensée oscille en effet en
permanence entre deux positions théoriques sans adopter aucune d’elles de
manière définitive et invariante. D’un côté, « le pôle du ni vitalisme ni
holisme intégral ; et, de l’autre côté, le pôle du ni réductionnisme ni
déterminisme intégral. » (p. 729). Cette méthode générale se traduit par
une fluctuation entre faits et valeurs au sein de sa réflexion épistémologique
à l’œuvre dans sa philosophie de la médecine et de la vie. Deuxièmement, PFD
propose un « schéma concentrique » pour comprendre la place de
l’objectivité à propos de l’anomalie au sein de la pensée fondamentalement
évaluative de Canguilhem. Ce schéma est résumé dans ces termes :
« l’anormal (valeur) serait un ensemble plus grand que celui des «
anomalies » (faits) qu’il contient et qui, quant à lui, comporte en son sein l’ensemble
de l’«anomal» répulsif (« monstruosité ») mais aussi celui de l’« anomal »
propulsif. » (p. 399). Ce schéma a l’avantage de montrer une double
oscillation au sein même de la notion d’anomalie sans pour autant renoncer à la
cohérence conceptuelle. D’un côté, l’anomalie oscille entre l’objectif et le
subjectif, étant à la fois fait objectif sans contredire le mot d’ordre
polémique de Canguilhem dans sa thèse selon lequel il n’y a pas de pathologie
objective, mais étant aussi une possible «allure de vie» qui
suppose une évaluation subjective. D’un autre côté, selon Canguilhem, qui
soutient dans sa thèse de 1943 que « toute anomalie n’est pas
pathologique », il y aurait une oscillation entre deux types d’anomalies.
Premièrement, une anomalie pathologique appelée « répulsive » car
objectivement contraire à la normativité vitale et donc nuisible à la vie. Il
s’agit d’une « objectivité dévaluée » (p. 551) et le terme
d’« anomal » lui en est réservé. Deuxièmement, une anomalie
« novatrice », « aberrante sans être incorrecte » (p. 727).
Ce deuxième type d’anomalie représente des valeurs vitales subjectives qui
favorisent potentiellement l’inventivité et la normativité vitales,
questionnant d’autres notions comme celles d’erreur et d’aventure dont PFD
annonce leur importance pour un éventuel deuxième volume de son essai couvrant
les années postérieures à 1945 et donc l’ensemble de la carrière d’enseignant
universitaire de Canguilhem. La fertilité de ces deux hypothèses introduites
par PFD pour analyser l’anomalie dans la thèse de 1943 de Canguilhem permet de
comprendre l’« éthique de la liberté » qui traverse la philosophie
médicale et de la vie de Canguilhem. Cette éthique permettrait d’adopter la
souplesse nécessaire des normes vitales pour faire place, tant
épistémologiquement que médicalement, à l’individuel tout en résistant aux « déviances
monstrueuses de la barbarie politique et médicale » (p. 739) eugéniste
mise en pratique à partir des années 1930 et introduite en théorie autour des
années 1920. La double caractérisation de l’anomalie, à la fois en tant
qu’objectivement pathologique mais aussi laissant une marge de prudence pour
considérer les cas où elle s’avérerait « propulsive », permet de
comprendre que l’expression de cette « barbarie » eugéniste mise en
pratique avec les politiques médicales nazies n’est pas seulement un autre
« normal » (refus du relativisme) ni juste un « anormal »
(refus de l’indifférence) : selon PFD, Canguilhem aurait considéré cette
politique essentiellement anomale, aberrante, comme une erreur objective à
combattre tant sur le plan théorique que pratique. En effet, PFD montre que cette
position est en lien avec la propre vie de Canguilhem, qui s’engage dans la
Résistance à partir de 1941 jusqu’à devenir maquisard au Mont Mouchet en 1944.
PFD montre, au moyen de l’analyse du concept d’anomalie dans la thèse de 1943
et de cette « éthique de la liberté » qui en découle, le lien entre
la philosophie de la médecine de Canguilhem et son engagement à la fois
théorique et pratique contre le nazisme tant sur le plan politique que médical.
Tertio, cet essai fonctionne aussi comme un récit historique de la
période de la première moitié de la vie de Canguilhem. Le but de PFD n’est pas
d’élaborer une histoire comparée, mais de comprendre les sources de la
« perspective de la défiance » (p. 472) de Canguilhem vis-à-vis de
l’enseignement de la médecine et des politiques médicales aberrantes,
«mortifères» tant pour les individus jugés anormaux comme pour la
normativité vitale, de son temps. Même si Canguilhem ne s’est pas positionné
explicitement par rapport aux propos eugénistes et racistes des médecins comme Richet,
Carrel, Verschuer ou Fischer, la reconstruction élaborée par PFD des débats
médicaux et épistémologiques autour de la notion d’anomalie permet de
comprendre comment Canguilhem est arrivé à se soucier de l’anomalie et pourquoi
il lui donne un statut aussi particulier et complexe. En effet, Canguilhem
confère à l’anomalie un statut objectif très rare dans l’ensemble de sa
philosophie afin de se démarquer de la position qui soutenait la suppression
des anormaux, mais aussi afin de soutenir qu’il peut y avoir des anomalies
objectives qu’il faut combattre en tant que « règles de mort de la
vie » (p. 22). Le récit historique développé également dans cet essai
permet aussi de placer certains des intellectuels français les plus illustres
de son temps, condisciples de Canguilhem pendant ses années passées à la rue
d’Ulm. PFD situe, outre Canguilhem, la formation, la carrière et la destinée
d’Aron, de Cavaillès, de Lagache, de Nizan et de Sartre jusqu’à la débouchée de
la Deuxième Guerre mondiale. —Introduction, pp. 7-22 ;
Méthode, pp, 23-31 ; Les « mots » au temps de l’Essai,
pp. 33-51 ; Castelnaudary, l’École Normale Supérieure, l’Agrégation, le
service militaire (1904-1929), pp. 53-69 ; Professeur de Charleville à
Béziers (1929-1936), pp. 71-182 ; Professeur de philosophie et
étudiant en médecine à Toulouse (1936-1939), pp. 183-249 ; De la
« drôle » de guerre à la guerre (1939-1940), pp. 251-286 ;
Professeur de philosophie, étudiant en médecine et résistant à Clermont-Ferrand
(1940-1941), pp. 287-315 ; Élève à Clermont-Ferrand (1941-1942), pp. 317-348 ;
Professeur de philosophie à Clermont-Ferrand (1942-1943), pp. 349-428 ; La
thèse de doctorat en médecine (1943), pp. 429-557 ; La rafle de
l’Université de Strasbourg, Libération-Sud, les Mouvements Unis de
Résistance(1943-1944), pp. 559-589 ; Maquisard au Mont Mouchet,
délégué du commissaire de la République à Vichy (1944), pp. 591-625 ; Vingt
ans après l’École Normale Supérieure (1944-1945), pp. 627-642 ; Pour et
contre l’Essai, pp. 643-680, Aux sources de l’Essai, pp.
681-704 ; Conclusions, pp. 705- 746 ; Bibliographie, pp. 747-776 ;
Index des noms, pp. 777-786 ; Index des journaux et mouvements de
résistance, p. 787 ; Index des notions, pp. 789-802 ; Table des
matières, pp. 803-811.
E. C. M.