La nature du social

L'apport ignoré des sciences cognitives

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Monographie

  • Pages : 374
  • Collection : Hors collection
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  • Édition : Originale
  • Ville : Paris
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  • ISBN : 978-2-13-081029-2
  • URL : Lien externe
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  • Date de création : 06-01-2021
  • Dernière mise à jour : 21-06-2023

Résumé

Français

Qu'est-ce qui fait d'homo sapiens un être à part au sein du règne vivant ? Comment penser l'homme au milieu des autres vivants sans risquer l'anthropocentrisme ni le zoocentrisme ? Il est fréquemment affirmé, à ce titre, que l'animal, le végétal, le minéral et toutes les autres formes de vie bactériennes, seraient concernées par les sciences naturelles, quand l'homme seul serait concerné par les sciences humaines et sociales, auxquelles, par ailleurs, il a donné son nom. Toutefois, peut-on réellement ignorer les ancrages biologiques de l'homme lorsqu'on parle de phénomènes culturels ? Est-il permis d'isoler l'homme du reste du vivant, au prétexte qu'il aurait atteint une strate culturelle telle, un niveau symbolique tel, que plus rien de son origine biologique ne subsisterait dans ses comportements sociaux ? L'homme, en somme, est-il un être éminemment culturel que l'on ne pourrait comprendre qu'à l'aide exclusive des sciences sociales, ou bien reste-t-il, comme l'ensemble du règne vivant, un être essentiellement naturel, si bien qu'il nous faudrait le secours des sciences naturelles pour traduire les motivations à la source de ses actions ?

Voici la problématique ardue de cet ouvrage à laquelle l'auteur, Laurent Cordonier, entend s'attaquer. Problématique d'autant plus ardue que faire dialoguer les sciences naturelles et les sciences sociales a toujours été un pari difficilement tenu. On ne compte plus les dérives idéologiques dans lesquelles les scientifiques ont pu être pris lorsque la biologie et la sociologie ont tenté d'être rapprochées, et c'est d'ailleurs l'objet du premier chapitre de cet ouvrage, intitulé « comment articuler les sciences naturelles et sociales ? » (pp. 21-45). Vouloir expliquer le social par le biologique fait courir le risque de réduire la réalité sociale à quelque chose de figé et, en cela, prétendre qu'une « loi de la nature » est à l’œuvre dans le monde social humain rappelle les dérives que le darwinisme social, l'eugénisme, voire la sociobiologie plus récemment, ont fait peser sur le XIXe et XXe siècles. De même, laisser entendre que certains traits comportementaux trouveraient leur origine dans l'expression génétique, telle que le prédit la sociobiologie, fait craindre de justifier par la biologie des inégalités pourtant intrinsèquement culturelles, et donc critiquables en tant que telles.

Dans cet ouvrage tiré de sa thèse (Remerciements, p. 325), l'auteur précise ces difficultés en annonçant trois formes de naturalisme. Vient tout d'abord le « naturalisme réductionniste », incarné par la sociobiologie et qui réduit par deux fois, ontologiquement et épistémologiquement, les comportements sociaux et culturels. La culture ne serait rien d'autre qu'un « produit naturel », et elle serait alors réduite à des lois naturelles sur lesquelles les individus n'auraient aucun pouvoir (p. 23). Les trois concepts majeurs de la sociobiologie étant l' « égoïsme », l' « altruisme » et la « sélection de parentèle », les tenants de cette discipline pourront alors expliquer certains comportements, comme le harcèlement sexuel ou encore l'inceste, par la sélection génétique (p. 26 ; p. 28). Il s'agit, en d'autres termes, de réduire le champ de la sociologie à la biologie. Or, certes la biologie joue un rôle dans les associations entre individus au sein du monde social, mais elle n'est pas déterminante comme le prétendent les sociobiologistes (p. 30). Ce qui fait défaut au modèle sociobiologique dans les deux exemples cités au-dessus, c'est que « les configurations sociales de ces phénomènes » ne sont pas prises en compte. Dire que l'inceste ou le harcèlement sexuel est un phénomène naturel, explicable par des motifs biologiques, conduit à nier le fait pourtant observable que toutes les cultures ne réagissent pas identiquement à ces comportements selon les époques, selon les classes sociales, selon les sexes, etc (p. 29). Il est évident que la dimension sociale et ses polarités multiples jouent un rôle actif dans l'expression des comportements sociaux des individus.

Le deuxième naturalisme que relève Laurent Cordonier est un « naturalisme analogique ». Dans ce cas, « il s'agit d'expliquer l'évolution culturelle d'une manière parfaitement analogue à celle qui est utilisée en biologie pour rendre compte de l'évolution naturelle du vivant » (p. 33). Le modèle de ce courant est la mémétique, largement impulsée par Richard Dawkins et son ouvrage Le Gène égoïste (Paris, Odile Jacob, coll. « Sciences », 2003). Sur le modèle de l’analogie, on parlera de mèmes, analogues aux gènes, pour qualifier ces unités à la base des cultures, lesquelles, comme les gènes, sont amenées à se reproduire à l'intérieur de la société dans laquelle ils s'expriment. Le mème peut être une croyance religieuse, un habitus de classe, une certaine façon de parler, une mode vestimentaire, etc., mais ce qui est commun aux mèmes est la capacité avec laquelle ils se répandent et se développent (p. 34).

L'étude de la culture va alors être analogue à l'étude de la nature, mais cela ne signifie pas que l'évolution culturelle est identique à l'évolution naturelle. Les méméticiens pensent l'autonomie du champ culturel, et ne souhaitent pas, contrairement aux sociobiologistes, le réduire champ de la nature. Si tout deux peuvent être expliqué par analogie, c'est parce qu'ils suivent une même démarche de sélection, les gènes comme les mèmes étant engagés tous deux dans un processus de reproduction, mais le gène n'est pas un même, son horizon évolutif est différent du premier. En effet, comme le rappelle l'auteur, « un mème peut entraîner un désavantage évolutif », comme c'est le cas avec le célibat des prêtres, la castration chez les eunuques, ou encore l'usage de stupéfiants dans certains milieux sociaux. Contrairement au gène qui semble assurer la survie de l'organisme tout entier, le même paraît ne fonctionner que pour lui-même, au risque de mettre en péril la survie de l'organisme auquel il est rattaché. C'est ce qui donnera l'idée à R. Dawkins de la métaphore du « porteur de gène », pour qualifier l'organisme biologique : les vivants, dans cette optique, ne seraient que des véhicules à la solde des gènes dont ces derniers useraient à leur profit afin d'assurer leur reproduction.

Enfin, la troisième forme de naturalisme, que l'auteur appelle de ses vœux, est celle d'un « naturalisme social intégratif». Comme on l'a vu, les deux formes de naturalismes précédemment exposées ne correspondent pas à la réalité de la vie sociale. Le déterminisme biologique dans un cas, et l'autonomie radicale du phénomène culturel dans un autre, ne représentent pas la totalité du spectre des comportements sociaux. Pourtant, renoncer complètement à ces deux modèles de pensée pourrait nous priver de résultats significatifs dans l'étude du social. C'est tout l'enjeu de ce nouveau naturalisme qui vise à intégrer les sciences naturelles aux sciences sociales, dans le but de dépasser le clivage persistant entre ces deux champs d'étude (p. 45). Toutefois, la différence importante avec le modèle réductionniste est qu'ici les sciences naturelles ne viennent pas écraser le champ des sciences sociales, c'est l'inverse. Ce sont les données biologiques qui seront examinées à l'appui des théories sociologiques, afin de mieux préciser les modèles sociaux sans craindre de naturaliser à coup de marteau un social contingent.

Dès lors, comment procède ce naturalisme social intégratif? Cela revient à se poser une question : qu'est-ce qui, dans notre héritage évolutif, rend possible l'émergence et la constitution du langage, de la culture et de toutes les institutions sociales humaines (p. 90) ? L'auteur pose l'existence d'intuitions propres à chaque espèce, de « modules cognitifs » qui seraient originels à l'être vivant, lesquels rendraient possible une adaptation et une lecture immédiate de l'environnement. Il appelle ces intuitions « théories naïves » (p. 106) en ce qu'elles ne résultent d'aucune réflexion élaborée, mais de pré-connaissances élémentaires. Cependant, dire que ces jugements innés sur le monde sont là dès la naissance de l’individu ne signifie pas qu'ils sont opérationnels tout de suite. Contrairement à ce que postulerait une sociobiologie pour trop déterminante, l'individu ne cesse pas d'être ouvert sur son monde et de l'appréhender avec plus de netteté au fur et à mesure de ses expériences. Tout au plus, et c'est pourtant décisif pour sa survie, ces câblages cognitifs lui permettent de composer harmonieusement ses comportements sur son environnement. Un singe saura grimper aux arbres, imiter ses congénères, se faire entendre des siens, etc. dès sa venue au monde, mais il apprendra par la pratique à sauter de branches en branches lorsqu'il sera attaqué, à reproduire des comportement culturels propres à son groupe, puis à en produire de nouveaux, ou encore à manifester clairement aux autres ses besoins et à être vigilent à ceux des autres autour de lui.

En ce qui concerne l'être humain, ces « théories naïves » à partir desquelles l'individu humain se déplacerait dans son environnement social, seraient au nombre de quatre : une physique naïve, une biologie naïve, une psychologie naïve et une morale naïve (Ibid.). Nous avons une compréhension intuitive de la gravité ou des distances (note 1. p. 109) ; nous sommes capables de distinguer dès notre naissance des objets physiques des êtres vivants (p. 111) ; à l'appui d'exemples nombreux, Laurent Cordonier nous indique que dès l'âge de 5 ans, les enfants sont en mesure de faire la distinction entre des conventions sociales et des règles morales (p. 115-116) ; enfin, à partir de l'âge de 5 ans, les enfants sont capables d'anticiper les actions des autres (p. 133).

À ces quatre « théories naïves » qui animent les êtres humains dès leur naissance en tant qu'ils sont humains, l'auteur en ajoute une cinquième, la sociologie naïve. L'être humain serait un être essentiellement – naturellement – social (p. 9). Il porterait en lui certains modules cognitifs lui permettant d'intégrer les relations sociales endogènes à la vie en société. L'ouvrage en relève deux : le besoin de vivre dans un groupe, ce que l'on qualifie traditionnellement d' « instinct grégaire » ; et l'attirance de ce qui nous ressemble, ce que les sociologues nomment homophilie (p. 160). Ces deux caractéristiques de l'être humain, lesquelles peuvent également se retrouver chez d'autres espèces, ont fait émerger deux « mécanismes affiliatifs naturels » qui ont pour rôle de renforcer nos relations sociales (p. 161) : l'imitation et le conformisme.

L'imitation résulterait du principe d'homophilie qui est à la base des relations sociales, et assurerait ainsi du lien social en adoptant la conduite des autres, dans la mesure où imiter les autres permettrait de se faire accepter plus facilement par un groupe. Le conformisme, quant à lui, favorise également le lien social en rendant l'individu semblable aux autres, et pourrait s'expliquer par le besoin d'appartenir à un groupe social. Car l'isolement est une menace pour la survie de l'individu, il est plus avantageux pour ce dernier de renoncer à l'expression de sa propre sensibilité sur son environnement afin d'être assuré d'intégrer un groupe.Voici donc le cœur de la thèse de cet ouvrage.

À l'appui des sciences naturelles modernes, Laurent Cordonier reprend le schématisme kantien, puis la pensée que Noam Chmosky développa autour de la question de l'acquisition des langues, ceci dans le but de montrer que la nature du social – donc le titre de l'ouvrage lui-même laisse entendre la double origine – est intrinsèquement guidée par des principes à la fois biologiques et sociologiques, phylogénétiques et culturels, et à ce titre, ni les sciences naturelles, ni les sciences sociales ne peuvent être secondarisées. On peut ainsi conclure, en citant Merleau-Ponty, que « tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme » (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2015).

G. H.