La Connaissance de la vie aujourd'hui

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Monographie

Résumé

Français

De l'aveu même de Jean Gayon, ce « livre est de nature kaléidoscopique » (p. 2). Plutôt qu'un livre à thèse, cet ouvrage propose de découvrir la pensée de ce dernier, épistémologue français spécialisé en sciences du vivant, à travers un long entretien guidé par Victor Petit, enseignant vacataire à l'Université de technologie de Compiègne. Dans un discours qui brille par sa clarté, Jean Gayon accepte de revenir sur sa carrière académique, de sa découverte de la philosophie à la rédaction précipitée de sa thèse (pp. 34-35), de ses premiers enseignements à la poursuite de ses études en biologie, mais aussi sur la maladie qu'il dut affronter à la fin de sa vie – un cancer généralisé (pp. 472-481) – qu'il commente avec une courageuse lucidité, sans oublier enfin les personnalités intellectuelles phares du XXe siècle dans le domaine des sciences naturelles et des sciences humaines qu'il aura eu la chance de rencontrer, comme Georges Canguilhem ou encore François Dagognet, pour ne citer qu'eux. En outre, au-delà d'un seul récit autobiographique, cet épais travail (531 p.) permet au lecteur non-initié de se familiariser à la fois avec l’œuvre de ce philosophe, tout en parfaisant ses connaissances sur les grandes étapes de la pensée du vivant. Car en plus de synthétiser l'état de sa recherche, de telle sorte qu'il propose de lire ce livre « comme une préface à l'ensemble de [ses] travaux » (p. 3), la tenue de ce long entretien permet à J. Gayon d'enseigner avec pédagogie – cela est dû au caractère oral de ce livre – les grands noms qui ont amélioré la connaissance que nous avons aujourd’hui de la vie. Après un avant-propos succinct de J. Gayon et une introduction rédigée par Victor Petit, l'ouvrage débute par un chapitre entièrement biographique, puisqu'il expose les études et le parcours professionnel de J. Gayon (pp. 17-80). C'est un réel plaisir de découvrir la vie que fut la sienne, où la réflexion philosophique et les rencontres intellectuelles auront été centrales, et de profiter du regard rétrospectif que l'auteur pose sur certains moments clés de sa vie. Le chapitre 2 cherche à produire une « histoire et [une] philosophie des sciences » (pp. 81-113). Citant Auguste Comte, J. Gayon rappelle que la philosophie a pour projet, à l'ère positiviste, de rassembler l'ensemble des discours portant sur les sciences afin de faire apparaître des « modèles de pensée » et d'en retracer la genèse (p. 89). Il n'est pas souhaitable, contrairement à ce que défendait le projet phénoménologique et la philosophie analytique, de séparer l'horizon scientifique de l'horizon philosophique, dans la mesure où les fondements sur lesquels se sont bâties les sciences empiriques n'avaient pas été discutés. Les résultats obtenus par les sciences empiriques relèvent effectivement du champ philosophique, dans la mesure où ils permettent à la philosophie de se repositionner sur le plan de l'existence. Si, au départ, la philosophie doit s'occuper de questions métaphysiques, là où sa rigueur conceptuelle lui permet de travailler efficacement, le philosophe ne doit cependant pas ignorer les avancées que la science peut apporter à ses schémas théoriques (p. 101). Des questions comme celles concernant la nature de l'espace, du temps, de la conscience, de la liberté, etc., sont autant de questions qui furent préalablement traitées dans le champ de la métaphysique en philosophie, mais que la science, dans ses différents domaines d'étude, a ensuite repris pour y apporter une validation ou une contradiction empirique. C'est à partir de ces échanges à la croisée de la philosophie et des sciences que notre connaissance sur ces questions s'est aujourd'hui améliorée. Le travail interdisciplinaire (d'où le nom de la collection dans laquelle ce livre est édité) est de nos jours indispensable étant donné que chaque science, en tant qu'elle s'est spécialisée dans un domaine d'investigation qui lui est propre, dispose d'un regard unique pour étudier un phénomène. Chaque science est en mesure d'apporter des éléments empiriques réductibles à son programme de recherche, et c'est précisément le travail de la philosophie des sciences que celui de reprendre ces données pour ensuite élaborer un système de connaissances cohérent autour de tels ou tels phénomènes. Dans le chapitre suivant, J. Gayon précise ce qu'est « la philosophie de la biologie » (pp. 115-178). Il explique d'emblée qu'il n'y a pas de lois en biologie, telles que le courant néopositiviste les a définies, à savoir « des énoncés de forme logique universelle et empiriquement vrais » (p. 117). L'interviewé attire notre attention sur le fait que, si l'on suivait à la lettre cette définition, nous devrions fixer au rang de lois toutes ces situations accidentelles qui sont présentes à l'observation, comme par exemple le fait de dire que « toutes les fleurs de mon jardin sont des pissenlits ». C'est pourquoi il faut ajouter, explique-t-il, que l'énoncé de la loi n'est sujet à aucune limitation spatio-temporelle. Ainsi, pour remédier à ce défaut de langue, lequel nous impose un concept inopérant, il propose de parler en terme de « modèles » plutôt que de « lois », et poursuit en affirmant que les études fournies par la biologie ne sauraient être parfaitement comprises sans les intégrer à un contexte socio-culturel réductible à l'époque où elles furent établies. « La biologie est une science massivement historique, au sens où les généralisations qu'elle dégage se révèlent quasiment toutes dépendre d'un cheminement évolutif singulier » (p. 126). La conversation se poursuit sur le vivant et la définition qu'il convient de lui accorder. Sur ce point, J. Gayon avertit aussitôt son lecteur qu'il évite d'utiliser le concept de « vivant », un concept qui a le tort d'être trop ambigu dans sa signification. D'une manière générale, parler de vivant conduit à penser les interactions entretenues entre celui-ci et son environnement. Aussi, plutôt que de vivant, il s'agirait davantage de parler de biocénose, concept qui exprime l'ensemble des interactions que la diversité des êtres vivants partagent en un même espace écologique (le biotope). A eux deux, biocénose et biotope forment un écosystème, c'est-à-dire l'équilibre dynamique d'un milieu habité. J. Gayon prolonge sa réflexion en insistant sur la difficulté conceptuelle qu'il y a à parler de « vivant » ou de « vie », remettant en cause l'efficacité opératoire d'une définition de la vie de nos jours. Sachant que la biologie est née au XIXe siècle et que la philosophie n'a pas attendu cette date pour réfléchir sur la vie et les définitions qu'il convenait de lui accorder, il n'existe pas aujourd'hui de représentation unifiée de ce que l'on appelle le « vivant ». Canguilhem avait déjà réalisé ce travail généalogique en dégageant trois concepts fondamentaux pour la pensée de la vie telle que la philosophie l'avait théorisée (p. 130) : Aristote en donna une vision animiste, où le fait d'être animé renvoyait à la notion métaphysique d' « âme » ; Descartes développa un discours mécaniste qui réduisit la connaissance du vivant à la connaissance des machines ; enfin, Kant, bien qu'il n'employa pas ce concept, fut le premier à parler d'organisme pour qualifier le « corps vivant » (p. 131). Dès lors, de quoi parle-t-on lorsque nous parlons de « vivant », d' « être vivant », ou encore de « vie » ? A quelle échelle se situe-t-on ? Quelle amplitude doit-on accorder à ces notions ? Avec l'essor des sciences contemporaines, notamment de la génétique, et les découvertes d'organismes microscopiques, la définition du vivant s'en est trouvée encore un peu plus brouillée. Le chapitre 4 est entièrement consacré à l'exposition de la pensée darwinienne, de ses influences (Aristote, Newton, Linné, Lamarck, Malthus, Smith, Wallace) et de ses résonances (Spencer, Nietzsche, Bergson, Lewontin, Wilson, Dawkins). Il est habituel, note Jean Gayon, d'associer la théorie de l'évolution au darwinisme. Or Darwin ne parla que de variation et de sélection naturelle (p. 181). C'est uniquement dans la dernière édition de L'Origine des espèces que Darwin adopta la formule de « théorie de l'évolution », et c'est d'ailleurs cette formulation qui est aujourd'hui acceptée par la communauté scientifique. Après avoir passé en revue l'émergence des trois types de sélection élaborées par Darwin (sélection naturelle, sélection sexuelle et sélection artificielle), qui sont chacune des facteurs de l'évolution des organismes vivants, Jean Gayon ouvre sur la synthèse moderne qui a été faite du darwinisme. C'est avec le développement de la génétique des populations que la synthèse des discours post-darwiniens a pu s'opérer. Cette discipline nouvelle, datant du XXe siècle, a permis de reconnaître le rôle d'autres facteurs évolutifs dans l'évolution des organismes et des populations que la seule sélection naturelle étudiée par Darwin, tels que l'usage ou le non-usage de certains organes, la mutation, la migration, certaines dérives génétiques aléatoires, etc. Reprenant ces facteurs évolutifs sous un angle mathématique, la génétique des populations cherche à observer les changements de fréquences génétiques au sein de populations données (pp. 274-275). Le chapitre suivant porte sur la génétique, et tente d'en retracer l'histoire ainsi que les difficultés philosophiques auxquelles elle fut confrontée (pp. 299-373). Ainsi J. Gayon commence-t-il en clarifiant l'émergence de la notion d'hérédité dans le discours biologique. D'abord naturalisée et utilisée par le corps médical dès le XVIe siècle afin d'expliquer l'existence ou la non-existence de « maladies héréditaires » (p. 301), elle a ensuite été élargie après la Révolution française au domaine du droit pour parler d' « hérédité de la couronne de France », d' « hérédité des privilèges » (p. 302). Ce n'est qu'au XIXe siècle que le concept d'hérédité, comme explication biologique du vivant, sera fixé, étant entendu que la compréhension de l'hérédité comme transmission de caractères génétiques à l'échelle de populations et non à l'échelle d'individus isolés, fut tributaire des avancées que la génétique accomplit précisément à cette époque (Ibid.). Notre compréhension du vivant s'en trouva bouleversée. Enfin, concluant ce long entretien, le chapitre 6 met en perspective « biologie et société » (pp. 375-481). La conversation débute sur l'opposition que la langue anglaise effectue entre nature et nurture. Celle-ci renvoie à l'opposition classique en français qui confronte inné et acquis, hérédité et environnement. La notion de nurture, venant du vieux français « nourriture », est assimilable au concept d'acquis et d'environnement, dans la mesure où elle désigne « toutes les influences qui, au cours de la vie d'un individu, le modifient » (p. 385). Parler de nurture revient à prendre en note l'ensemble des déterminants environnementaux que l'individu expérimente après sa naissance. En revanche, le concept de nature désigne « tout ce qui est '' inné '', et plus spécifiquement héréditaire » chez un individu, ce qui, en somme, advient avec sa conception (Ibid.). Il peut alors être renvoyé aux concepts d'inné – qui pêche par manque de précision conceptuelle, selon Jean Gayon – et d'hérédité. On le voit, cette opposition classique chez l'être vivant entre inné et acquis, entre hérédité et environnement, entre ce qui est antérieur à sa conception, c'est-à-dire son histoire phylogénétique, sa nature, et ce qui arrive après sa naissance, sa nurture, est artificielle et ne représente pas la réalité qu'est son existence. Au contraire, l'individu est tout entier concerné par ces deux catégories, et si J. Gayon ne dit pas qu'il faut les dépasser, du moins explique-t-il qu'il faut réussir à dialoguer « entre » elles, à la lisière du constitué et du constituant pour parler comme Merleau-Ponty. Cette perspective dialectique du mode d'existence de l'être vivant permet de comprendre que c'est au niveau des interactions qu'il entretient avec son environnement que se situe la réalité de son existence. Cette lecture interactionniste du vivant s'applique également à l'échelle génétique, de sorte qu'il est faux de croire que le gène se trouve être isolé du monde extérieur, hermétique aux influences de son environnement. Les variations génétiques résultent elles aussi des rapports dynamiques passés entre l'individu et son environnement. Achevant cette discussion autour des liens qui réunissent biologie et société, J. Gayon traite la question de l'eugénisme, de sa genèse à sa réactualisation contemporaine lors de situations limites comme la fécondation in vitro, la procréation médicalement assistée ou encore l'avortement (p. 404). Il s'appuie sur le philosophe Philip Kitcher lorsqu'il explique que l'humanité ne peut plus faire autrement qu'intégrer l'eugénisme aux enjeux sociétaux actuels, dans la mesure où notre connaissance du génome s'est accrue de telle façon que nous sommes devenus capables aujourd'hui de modifier chez des populations futures certains caractères génétiques (p. 412). Dans cette circonstance, l'eugénisme n'est plus une possibilité éthique mais un horizon indépassable dont il faut assumer les enjeux pratiques.

G. H.