Les qualités des quantités. Comment gérer la tension entre réalisme et conventionnalisme ?

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Article

    • Pages : 271 à 292
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    • ISBN : 978-2-7132-2152-1
    • ISSN : 1629-7121
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    • Date de création : 04-01-2011
    • Dernière mise à jour : 21-02-2015

    Résumé

    Français

    Les catégories employées pour penser le monde social et agir sur lui sont-elles «réelles» ou «conventionnelles» ? Si cette question est débattue par des philosophes ou par des spécialistes de certaines sciences sociales (sociologie, anthropologie, histoire), elle l’est peu par les économistes et par les acteurs de la vie sociale, sauf en cas de remise en cause de la «naturalité» de ces catégories. Cette remarque suggère de considérer le problème du réalisme des catégories comme une question empirique, et non plus seulement épistémologique. Dans quelles circonstances et pourquoi des acteurs mobilisent-ils ou critiquent-ils des arguments portant sur le caractère «naturel» ou «construit» des catégories utilisées pour penser et transformer le monde ? Ceci implique d’envisager simultanément, d’une part, l’analyse théorique des catégories cognitives et pragmatiques et, d’autre part, l’étude empirique de leurs usages sociaux et des controverses à leur propos. Un domaine se prête bien à une telle étude : celui des outils de quantification, utilisés, d’une part, par des acteurs sociaux à des fins d’action ou de critique (cas de la statistique publique) et, d’autre part, par des spécialistes des sciences sociales, à des fins de connaissance. Plus précisément, les débats autour de la «qualité» des statistiques sont analysés dans cette perspective; ce thème de la qualité a émergé dans les instituts nationaux de statistique (INS) dans les années 1990. L’idée de «qualité» a sa source dans le monde industriel. Le statisticien Deming, pionnier américain des enquêtes par sondage, a développé ce thème dans les entreprises japonaises, puis ce souci a été réimporté par les statisticiens, en articulant désormais trois préoccupations : la «fiabilité» au sens classique, un style managérial de gestion du personnel des INS et une attention portée aux besoins des «clients». Six critères de qualité ont été explicités : la pertinence, la précision, l’actualité, l’accessibilité, la comparabilité et la cohérence. Auparavant, les statisticiens assimilaient la notion de «qualité» au seul critère de la précision. Une conséquence de ce «mouvement de la qualité» est de pousser à examiner les relations entre ces six critères, notamment du point de vue du statut de réalité des statistiques. Une question théorique sous-tend l’analyse : comment les statisticiens pensent-ils la tension qui résulte de ce que leurs objets peuvent être vus à la fois comme «réels» (ils existent antérieurement à leur mesure) et comme «construits à partir de conventions» (ils sont, d’une certaine manière, «créés» par ces conventions) ? Cette question est implicite dans les débats suscités par la circulation des statistiques. Les six critères de qualité sont lus à travers la distinction entre ces deux épistémologies, «réaliste» et «conventionnaliste». En particulier, la distinction, technique et sociologique, entre les critères de pertinence et de précision, implique une interprétation réaliste des statistiques, souhaitée par les utilisateurs et pourtant problématique. Le statisticien doit se référer à ces deux épistémologies en apparence contradictoires, selon les moments de son activité. De ce fait, il est conduit à formuler diverses figures de compromis pour gérer cette tension.

    Anglais

    Are the categories used to study the social world and acting on it «real» or «conventional» ? If this question is debated by philosophers or specialists of some social sciences (sociology, anthropology, history), it is less so by economists and by actors of social life, except in the case of questioning the «naturalness» of these categories. This remark suggests that the problem of realism of categories be considered as an empirical and not only epistemological question. In which circumstances and why do actors mobilise or criticize arguments concerning the «natural» or «constructed» nature of categories used to think and transform the world ? This implies on the one hand simultaneously considering a theoretical analysis of cognitive and pragmatic categories and on the other hand empirically studying their social uses and the controversies surrounding them. One field lends itself easily to this study : the tools of quantification, used by social actors towards goals of action or criticism (the case of public statistics) and by specialists of social sciences towards goals of knowledge. More precisely, debates on the «quality» of statistics are analysed in this perspective, a theme which emerged in the National Institutes of Statistics (NIS) in the 1990s. The idea of qiuality has its origins in the industrial world. The American statistician Deming, pioneer of polls, developed this theme in Japanese firms. Later, statisticians reimported this concern articulating it around three preoccupations : «reliability» in the classical sense, a managerial style of managing the NIS personnel, and an attention to «clients’» needs. Six criteria of quality were specified : relevance, precision, topicality, accessibility, comparability and coherence. Earlier, statisticians had assimilated the notion of «quality» to the single criteria of precision. One consequence of this «movement for quality» was to encourage the examination of relations between these six criteria, especially from the point of view of the status of the reality of statistics. One theoretical question underlies the analysis : how do statisticians deal with the tension produced by their objects being both «real» (they exist before their measurement) and «conventionaly constructed» (they are, in a way, «created» by these conventions) ? This question is implicit in debates instigated by the circulation of statistics. In particular, the technical and sociological distinction between the criteria of relevance and precision implies a realistic interpretation desired by users of statistics that is nonetheless problematic. The statistician must refer to these two apparently contradictory epistemologies, according to the successive stages of his work. In as much, he is led to formulate different figures of compromise to manage this tension.